Dans une caverne sombre, un homme se repose devant un feu de bois. Il est petit, chauve et chétif. Brionny lui donnait la cinquantaine. Au dessus de lui, la lune trônait fièrement, énorme et ronde, dans le ciel sombre. Il devait surement faire froid, car l'homme grelottait. Derrière lui, la musique était douce, lente. Presque somnolente. Puis l'homme sembla frapper de stupeur et s'écroula sur son flanc droit, les flammes rougeoyantes léchant son visage endormi. Une esclave arriva alors, brune à la peau mate, les pieds enchaînés. Elle hurla et pleura en voyant l'homme, toujours plongé dans ce qui semblait être un profond sommeil. Brionny soupira. « Ô mon maître, que vous ont-il fait ?! », demandait l'esclave en pleurant, visiblement désespérée. Soudain, comme débarqué de nul part, un homme en uniforme de soldat romain arriva dans la caverne. L'esclave se tourna vers lui et, en le voyant, se jeta à ses pieds. Cette pauvre femme semblait torturée. L'homme brandit la lance qu'il tenait dans sa main droite vers l'homme endormi et dit d'une voix forte : « Amaryllis, ô ma douce, j'étais obligé d'endormir ton maître pour que nous puissions nous revoir ! J'entends que tu l'aimes, mais aime moi encore plus, je t'en conjure ! Je braverais des armées entières, les Dieux et les montagnes pour te yeux de biche, ô mon Amaryllis ! ». La femme pleurait toujours, et dans son coin, Brionny s'ennuyait. L'esclave se releva pour se jeter dans les bras du soldat, qui l'étreignit avec force. « J'aimerais partir avec vous, Brius, mais la colère de mon maître sera grande ... Il est puissant, malgré son apparence. Il pourrait ... faire des choses atroces », dit la femme en essuyant ses larmes. « Viens avec moi, Amaryllis ! Le temps presse, ton maître pourrait se réveiller. Il nous tuerait s'il nous voyait, alors je t'en prie, partons maintenant ... Je t'offrirais la liberté, mon amour ... », déclara le soldat en tirant la femme à l'extérieur de la caverne. Finalement, l'esclave se laissa entraîner et souffla : « Je vous suis, mon amour ». Le rideau tomba. C'était l'entracte. Assise sur son siège, Brionny Asham avait un visage inexpressif. Elle qui aimait tant le théâtre, elle s'y retrouvait fortement ennuyée. « La pièce ne te plait pas, ma chérie ? », demanda sa mère qui secouait un éventail devant son visage. « Je ne suis pas convaincue par le jeu des acteurs, et le texte ... Ne parlons même pas du texte ! J'aimerais voir du Shakespeare, non du théâtre de bas étages ... Mère, je vous en prie ! Priez mon père d'accorder un peu plus d'argent aux loisirs », supplia Brionny en posant sa main sur le bras de sa mère. « Tu es trop exigeante avec ton père, Brionny. Tu sais pertinemment qu'il préfère te savoir dans la bibliothèque qu'au théâtre. De plus, j'ai entendu dire qu'un français avait tourné le premier film au monde. Ça, c'est quelque chose à voir ! Il parait que cela s'appelle ... hum, une scène au jardin de Roundhay, si je me souviens bien. J'ai entendu ça dans le salon de Mrs Pettigrew, voilà une semaine », enchaîna Mrs Asham. Brionny soupira, et soupira encore : elle avait l'impression de ne faire que ça, ces temps-ci.

Fille d'un petit bourgeois commerçant, Brionny était toujours attendue au tournant : dotée d'une intelligence hors du commun, son père tenait à ce qu'elle passe son temps à étudier afin de concrétiser les rêves de son père : il voulait qu'elle soit très cultivée et bien éduquée, pour la marier à un plus riche homme, et ainsi s'élever dans la sphère sociale. Victor Asham n'accordait que peu d'importance aux loisirs : il tolérait juste que sa femme aille dans les salons de thé, parfois accompagnée de leur fille Brionny pour la faire connaître dans le beau Monde londonien. Les Asham avaient d'autres enfants : l'aîné de Brionny, prénommé James, avait trois ans de plus qu'elle et était destiné à reprendre l'affaire familial. C'était une sorte de tradition : les Asham se passaient les rênes de l'entreprise de père en fils depuis des générations. Ils étaient à la tête de quatre magasins à Londres, ainsi que deux autres à Birmingham. Bref, James était encore plus surveillé que Brionny. Puis il y avait la dernière : Sylvette, qui n'avait que douze ans. Elle était enjouée et insouciante, alors que sa soeur était déjà ennuyée par la vie, à seulement dix-sept ans. Néanmoins, elles s'entendaient très bien. Au contraire, les deux soeurs ne s'entendaient pas avec leur frère aîné : celui-ci était comme leur père, ambitieux et discret. Il parlait peu, et lorsqu'il le faisait, c'était pour leur faire des reproches. Rien de bien joyeux, en somme.

Brionny était passionnée de théâtre. Pour ses dix-sept ans, sa mère l'avait emmené voir cette pièce de populace, écrite par un jeune metteur en scène. Victoria Asham pensait faire plaisir à sa fille, mais ce fut le contraire : Brionny trouvait la pièce médiocre et cela l'ennuyait encore plus. « Je ne pense pas que ce soit nécessaire de rester après l'entracte, Mère », finit par dire Brionny. Sa mère soupira et agita son éventail devant le visage de sa fille, qui eut un geste de recul. « Brionny chérie, tu es trop désabusée pour ton âge. Essaye donc de prendre plaisir à quelque chose, pour une fois, veux-tu ? C'est ton anniversaire, tu as dix-sept ans. Tu seras bientôt fiancée et une fois mariée, tu deviendras une femme très occupée. J'aimerais profiter de ces derniers moments où je pourrais encore te considérer comme ma petite fille. Fais moi plaisir, restons jusqu'à la fin », s'exclama sa mère sur un ton nostalgique. « Je ne suis pas désabusée », se contenta de répondre Brionny et s'enfonçant un peu plus dans son siège. Mais si, elle l'était. Et cela, depuis longtemps, lui semblait-il. Même son goût prononcé pour la lecture et le théâtre ne réussissait plus à la divertir vraiment. Brionny se sentait inutile, comme coincée dans le chemin d'une vie qu'elle ne voulait pas. En fait, elle était très pessimiste. Sa vie lui semblait morne malgré que sa mère et sa jeune soeur Sylvette fasse tout pour l'égayer. Tu seras bientôt fiancée et une fois mariée, tu deviendras une femme très occupée. Les paroles de sa mère résonnaient dans sa tête, se mélangeaient comme un mauvais cocktail. Brionny inspira un grand coup et se raidit un peu sur son siège.

Elle regarda sans écouter la pièce jusqu'au bout.

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Quelques mois plus tard, les meurtres de celui qu'on allait appeler Jack l'éventreur commençait. Londres retenait son souffle chaque nuit, espérant secrètement ne pas découvrir dans le Times du lendemain qu'un nouveau meurtre avait été commis, toujours plus horrible. Pour l'instant, le meurtrier ne semblait s'en prendre qu'aux prostituées de Whitechapel. Pour sa part, Brionny trouvait cela terrible et répugnant. Elle ne s'inquiétait pas pour autant pour sa vie : le tueur opérait la nuit ; or, elle n'avait pas le droit de sortir après vingt heures. Elle étudiait toujours sous la tutelle de ses précepteurs, tandis que son père lui cherchait un fiancé. Elle était parfaitement au courant, même s'il avait tenté de le cacher. C'était Victoria, sa mère, qui avait avertit Brionny. « Ce sera peut-être le fils Dugarden », lui avait confié sa mère. Et la jeune femme avait une nouvelle fois soupirée : Henri Dugarden avait vingt-cinq ans, il était plutôt beau garçon mais totalement dénué d'intérêt, intellectuellement parlant. En bref, l'idée ne plaisait pas du tout à Briony.

Un mardi, elle fut autorisée à quitter l'hôtel particulier des Asham pour se rendre à la bibliothèque dans le centre de Londres. Et cela, seule. C'était presque une première et pour une fois, elle était contente. C'était la fin de l'été, alors elle portait une robe simple de couleur rouge, assortie avec un serre-tête à noeud. Dans ses bras, elle tenait le livre qu'elle devait rapporter. Ses cheveux voletaient derrière elle, entraînée par la force de ses pas rapides et énergiques. Au détour d'une rue, elle fut percutée de plein fouet par un inconnu visiblement pressé. Son livre tomba par terre, et elle regarda l'inconnu, ébahie. Celui-ci ramassa vivement son livre et le lui tendit avec un sourire gêné : « Désolée ... mademoiselle », dit-il. « Brionny », répondit-elle, sans savoir pourquoi elle donnait son nom à ce garçon. « Hein ? », fit-il. « Je m'appelle Brionny », reprit-elle. Le garçon gratta ses cheveux roux, toujours gêné. « Ah euh ouais, ok. Moi c'est Thomas ». Brionny acquiesça en prenant son livre, qu'il lui tendait toujours. Leurs mains s'effleurèrent et cela fit un drôle d'effet à la jeune fille. « Bon ben, j'vais y aller hein, à plus », fit Thomas en la saluant de la main avant de s'éloigner. Brionny, qui commençait à trouver l'attitude - les mains dans les poches et très gêné - et le langage du garçon bizarre, se retourna pour le voir partir : lui aussi s'était retourné pour la regarder et les deux rougirent en s'en rendant compte. Brionny continua sa route, certaine qu'en voyant ce garçon, une sorte de déclic s'était produit en elle. Elle voulait absolument le revoir.

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La rencontre avec Thomas avait été comme une sorte d’évènement particulier dans la vie de Brionny. Elle s'était donc mise en tête de le revoir, car elle était sure au fond d'elle qu'ils se recroiseraient. Appelez ça le destin, le hasard ou la chance, mais trois jours plus tard, au même détour de la même rue, Brionny tomba sur Thomas. Cette fois, c'était elle qui était pressée et elle qui lui fonça dedans. En le reconnaissant, elle ne put s'empêcher de sourire. « Ah, on s'connait non ? », lui dit-il, cette fois enjoué. « Oui ! Euh .... exactement. Ici-même, je dirais », répondit-elle. Il hocha la tête et un gros silence s'ensuivit. Brionny baissait la tête, mais elle sentait le regard curieux du garçon posé sur elle. Elle se sentait idiote d'agir ainsi, mais c'était presque malgré elle. Jamais elle n'avait rougit devant quelqu'un, sauf la fois où sa jeune soeur Sylvette avait demandé son âge à une vieille dame dans un salon de thé. Là, Brionny s'était sentie très gênée. « Bon, eh bien je vais y aller ... Brionny », finit par dire Thomas. Il s'apprêtait à poursuivre sa route mais Brionny l'arrêta en s'exclamant : « J'aimerais qu'on se revoit ! ». Elle avait dit ça sans réfléchir - une première - et sembla un instant totalement déboussolée. Qu'elle était cet étrange effet que lui faisait le garçon ? Il paraissait si ... bizarre. Tout sauf ordinaire, en tout cas. Thomas, lui, avait pilé net et avait mis un moment avant de se retourner vers elle. « Euh oui ! Oui ! Tu as un numé ... Non, non, oublie ça. Où et quand ? », répondit-il en se touchant les cheveux - Brionny eut l'impression que c'était un tic. Brionny haussa un sourcil puis réfléchit. « Dans deux jours, au Russel Square. J'habite à Bloomsburry. L'après-midi, vers deux heures, je pourrais sortir ». « D'accord, parfait, à dans deux jours alors ». Brionny hocha la tête. Et Thomas s'en fut.