« On raconte que le diable s'est un jour penché au dessus de mon berceau pour se venger d'une famille trop croyante, et m'offrir la beauté, cette beauté qui trouble les hommes et provoque les guerres. Mais dans ma terre reculée d'Irlande, qui aurais-je pu troubler, quelle guerre aurais-je pu déclencher ? Dès mon plus jeune âge, on me fit travailler. Bêcher le potager, laver le linge, préparer à manger. Et ces traits fins, ces mains douces, ces yeux volontaires, chers à ma mère, laissèrent finalement place à un être doux et obéissant. J'étais le portrait craché des femmes de ma famille. La peau brunie par le soleil, les yeux clairs et doux, qui derrière un bout de ciel bleu laissaient entrevoir un caractère docile et travailleur, la bouche bien trop pulpeuse, les cheveux longs et bien trop noirs. Mais la peau brune de mes mains si douces fût rosie à force de frotter le linge dans l'eau bouillante et savonneuse. Les cheveux noirs furent cachés sous une coiffe, pour en gommer l'attrait sexuel, et les yeux clairs restèrent baissés et les lèvres ne s'ouvrirent pas. J'appris à penser et à me taire. Je n'étais pas cultivée, ni instruite ou éduquée. Je n'écrivais alors ni ne lisais, mais savais tenir une maison. N'était-ce pas le plus important, à cette époque ? Et mon dos s'affaissa un peu plus chaque jour lorsque je frottais les sols, et mes pieds ne sentirent même plus la douleur à force de marcher, et ma peau devint de plus en plus pâle, loin de mon cher soleil d'Irlande. »

extraits des mémoires d'Emma Wright