Welcome to my life« Nan mais tu te rends commmppppteee ? En un trait - et un seul, hein ! - tu peux changer une lettre rouge en lettre bleue ! C'est, c'est... » « Guedin.. ? » « Voilàà ! » Pour illustrer son propos, Keenan dessina (de sa plus belle écriture) un P sur la feuille qu'il avait devant lui. Puis, l'air magistral et infiniment fier de lui, il a fait la barre pour transformer le P en R. Il a cligné des yeux et s'est trémoussé sur sa chaise, la mine franchement réjouie.
« T'as vu çaaaaa !? » « Ouais euh.. nan. Mec, j'crois t'as un truc, là. » Tobias a posé le bout de son index sur la tempe gauche de Keenan, qui était jusqu'alors fasciné par la lettre. Vaguement agacé, il s'est frotté la joue gauche, même, toute la partie gauche du visage avec virulence ; sans pour autant se déconcentrer de la lettre.
« Me touche pas ! » Plus aucun enthousiaste, juste de la colère avant de replonger dans sa lettre, les traits défaits.
« C'est incroyable... » « Si tu le dis, spaghetti. On va goûter ? »« Je pense que, au contraire, cela pourrait l'aider. L'aider à quoi, je ne sais pas.. Keenan, la cinquante-trois par quatre-vingt-dix-sept ? » Un nombre grumeleux et un nombre souple.. Keenan regarda, pendant un instant, son père avec le regard vide, se figurant déjà les deux nombres avec décisions. Le serpentin souple alla vers la mare grumeleuse.
« Cinq mille cent quarante-et-un... » Keenan n'aimait pas avoir l'air d'un monstre et le regard lumineux de sa mère le conforta dans cette idée.
« C'est passionnant. » a-t-elle murmuré avec un petit sourire malin. Son fils était vraiment passionnant, fantastique, trop.. elle, quoi. Non, vraiment. Ils ne se ressemblaient pas, pourtant. Elle, des cheveux raides qui partaient en tout sens, dans une coiffure involontairement cool. Le garçon, des cheveux bruns ondulés qui lui tombaient platement sur le front.
« Tu es passionnant. Tu entends ça, Keen' ? Tu es passionnant. » Elle a souri, avant de le prendre dans ses bras. Il a sept ans. Il ne se laisse pas faire, l'air blessée, elle le repose.
« Je peux retourner jouer, maintenant ? » « Bien sûr, mon chéri. » Il n'a pas bougé, regardant obstinément son père.
« Vas-y. » Il a couru jusqu'au petit jardin, espérant échapper à la chaleur étouffante de cette résidence de banlieue.
Il était mal attifé, avec sa cravate de travers et sa veste mal ajustée. Mais l'envie y était. Pas dans ses traits certes, mais elle y était, d'avoir l'air bien devant la famille lors de l'enterrement de sa mère. Avoir la tête haute. L'air hautain. Ignorer les larmes qui roulent sur les joues, qui piquent les yeux. Toute la tristesse concentrée dans le nez, les genoux qui tremblotent avant de céder. Keenan détestait pleurer. Il s'est laissé porter par son meilleur ami, un peu à l'écart. Son père restait là, à regarder la tombe comme si il voulait s'y jeter à son tour.
« Keenan. Keenan, arrête de regarder là-bas. R'garde-moi. » Les deux yeux noirs du garçon se sont ancrés dans ceux, ambrés, de Tobias qui a essayé - vainement de sourire. Il avait trois ans de plus que lui, c'est à dire quatorze ans. Pourtant, il avait l'air tout aussi fragile que le brun, voire plus. Mary avait toujours été là pour lui apporter des gâteaux, quand ses parents étaient encore en voyage d'affaires. Mary avait toujours été là pour l'aider à faire ses devoirs, ou pour l'inviter les soirs d'Halloween où il avait trop peur.
« Keenan, t'es un garçon, non ? Ouais ? Alors arrêter de pleurnicher comme une fiotte, relève-toi et va soutenir ton père. Lui aussi il en a besoin. » Un sourire s'est invité sur le visage hâlé de l'adolescent.
« D'accord ? » « D'accord, j’arrête de pleurnicher.. »Assis au centre de sa chambre, il regardait la porte avec l'air perdu de ceux qui attendent quelqu'un - qui leur a généralement posé un lapin. Il attendait, oui. Il attendait quelque chose qui ne viendrait jamais, mais il s'en fichait. Il grignotait des chips au bacon en regardant, l'air toujours vide, la porte.
« Keenan ! Cesse ! » « Laisse-moi tranquille, p'tain. » « ET BANNIS CE PUTAIN DE MOT DE TON PUTAIN DE VOCABULAIRE ! » Il a ri légèrement, avant d'aller ouvrir la porte. Un sourire affectueux sur le visage, il a regardé son père. Qui s'était laissé un peu aller, d'ailleurs, avec la grisaille accentuée sur ses tempes et ses joues creuses et mal rasées. Une lueur froide dans le regard, il a détaillé son fils comme si c'était la première fois depuis longtemps.
« Tu n'es pas le seul à qui elle manque. N'oublie pas ça, Keenan Timothy Young. Grandis, une bonne fois pour toutes. » Et il a disparu, sans la claque que Keen' espérait. Celui-ci est resté là, immobile, à regarder le couloir sans comprendre.
« C'est un jour noir, hein ? » Les deux charbons incandescents ont viré sur Tobias. Celui-ci avait jeté une rose blanche sur la tombe du père. Keenan, quant à lui, avait l'air singulièrement perdu, ne lâchant pas la fleur. Ses doigts en saignaient. Il a regardé le ciel, finalement, avant de fermer les yeux. Il avait mal grandi, trop dégrindé, trop seul. Le père trop absent, les amis trop bosseurs. Il foutait rien de ses jours, piratait parfois la nuit pour quelques euros mais rien de plus. Les études, il y arrivait pas. Tout ce qu'il arrivait, c'était les maths, les nombres rassurants, les divisions familières et les chiffres amicaux. C'était à peu près tout.
« Non, Tobias. » Il a continué de marcher jusqu'à la voiture, s'est assis côté passager - il n'avait même pas de permis.
« Nous sommes le vingt-et-un janvier. C'est un jour jaune. »Il a pâli. Londres. Il était allé, une seule et unique fois, à Londres. Il avait été au musée Sherlock Holmes, ce souvenir était gravé dans sa mémoire. Il avait acheté ce fascicule, pour suivre les traces de Jack l’Éventreur en explorant Londres, le tout se concentrant dans Whitechapel, évidemment. Mais jamais,
jamais, il aurait pu croire qu'il y serait en vrai. Qui aurait pu, de toute manière ? La seule chose qui l'achevait, c'était l'odeur. Le crottin, la toute nouvelle industrie, tout. Les maladies rôdaient et son bras lui piquaient encore, à cause de tout les vaccins qu'on avait dû lui faire. Franchement, ils auraient pu tomber à n'importe quel moment mais non. C'était celui-là. Pourquoi ? Se couvrant délicatement le nez, se rappelant la raison de sa venue, il s'est armé de courage avant de sortir du pub et de marcher dans les rues, comme l'aurait fait n'importe quel mondain de l'époque, le vaccin en moins.